De la dyslexie à la création




Grand retour en arrière….
A l'école primaire, au moment d'apprendre à lire, je ne distinguais pas les lettres qui ne se différenciaient que par leur positionnement dans l'espace comme p, b, q, d. 
Devant mes yeux, les lettres jouaient à sautent-mouton et tournoyaient sur elles-mêmes.  Était-ce écrit "put" ?, "dut" ?, "qut" ?, "but" ?,  "bnt" ?,  "qnt" ?, ou "dut" ?  De même pour les nombres : 96, 69, 99, 66 se valaient bien. 
Quelle importance après tout ! 
Cela laissait la place à la fantaisie !
Mais non, j'étais toujours dans l'erreur car à l'école tout est normé et je ne comprenais rien à ses codes. 

Gauchère de surcroît à une époque où cela n'était pas concevable, j'ai dû refouler ma nature pour utiliser la fameuse main droite, seule honorable, ce qui compliqua la mise en place des précieux repères spatio-temporels.

 En 1960, je fus heureusement suivie à l'hôpital Saint-Michel à Paris. C'était le tout début de la rééducation de la dyslexie et grâce à cela, j'appris à lire, à écrire et à compter tout en continuant de penser à contre-sens et d'écrire à contre courant.
 
Reconnaissez que c'était un exploit ! 
Seulement devant moi, à l'époque, jamais personne ne m'a reconnu ce mérite. 
J'avalais plutôt au quotidien la soupe indigeste de la mésestime de soi…


Penser en formes et non en mots me laisse sans mémoire des noms propres, ces étranges mots abstraits derrière lesquels je ne peux pas poser d'images. 
Si par bonheur, un nom propre me revient en mémoire, je dois faire un effort supplémentaire pour retrouver l'ordre correct des syllabes car mon cerveau particulièrement taquin, me restitue les infos dans le désordre. 




Plus tard, j'ai choisi l'enseignement car j'étais certaine de comprendre les élèves en difficulté, de savoir les aider. 
Surtout je ne leur ferai pas subir ce que j'avais moi-même vécu : apprendre dans le doute, la crainte et sous l'humiliation.


Cependant, la dyslexie reste une compagne de toute une vie. 
En fin de carrière, épuisée par la journée de classe, face aux élèves ma langue fourchait. Les syllabes formaient un galimatias incompréhensible, j'entendais que mes mots ne voulaient plus rien dire. 

Je comprenais qu'il était temps de passer à autre chose.

J'avais hâte de me consacrer entièrement à la peinture, activité à laquelle je destinais déjà beaucoup de temps et d'espoir. 

Aujourd'hui, enfin, je fais fi de mes difficultés, et je peins… 
Penser en images et en ressentis m'invite  naturellement à une peinture singulière et sensible.

Je vois le monde en divers points de perceptions. Rappelez-vous, je suis experte en rotation spatiale mentale ( les lettres qui tournent sur elles-mêmes) . 
Cette pensée particulière révèle des peintures aux visions élevées comme les photos de Yann Arthus Bertrand.
Glacier Folgefonn , Norvège YA Bertrand


N°145 Détail  B.B.



Sans mes notes, je ne peux vous nommer les peintres célèbres qui m'inspirent mais je connais leurs peintures, leurs textures, leur ambiance et leurs coloris car j'ai développé une stratégie de contournement à mes manques : développer une mémoire sensorielle de toute confiance. 
Ainsi, je dispose d'un catalogue d'émotions, de sensations sans légende.

Le calendrier d'hier et celui de demain sont des repères que je renonce à apprivoiser. 

Je me repose sur le présent, seule valeur concrète. 
Avec la peinture, j'ai enfin trouvé un langage qui me correspond, un langage sans sons, sans mots mais tout en sensations.

De mon trouble est née une capacité  et je ne démentirai pas sûrement pas Octavio Paz, poète mexicain qui écrit : "Toute œuvre d'art est une possibilité permanente de métamorphose offerte à tous les hommes".

J'approuve Paul Klee : "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible."

Il me faut aussi évoquer Pablo Picasso.
Picasso, Bouteille de Pernod et verre, 1913. 

Avec le cubisme, Picasso nous dévoile une étonnante déformation de l'espace. 

Je subodore qu'elle est née d'une vision multidimensionnelle des objets, indice qui corrobore l'hypothèse que Picasso était dyslexique.

"Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense." disait-il.




Liste non exhaustive de dyslexiques fabuleux :

- Léonard de Vinci ,
-Vincent Van Gogh, 
-Auguste Rodin, 
-Walt Disney, 
-Jules Vernes, 
-Albert Einstein, 
-Auguste Rodin, 
-Michel-Ange,
-Steven Spielberg, 
-Andy Warhol, 
-Jackson Pollock.
 
Sans parler des nombreux architectes, ingénieurs, cinéastes, poètes qui ont su mettre à profit leurs différences.

Anecdote : au cours d'une conférence, en 2018, j'ai eu le plaisir de rencontrer , Lydie Arickx, artiste-peintre contemporaine.

Sur des toiles immenses, Lydie Arickx peint un monde fantastique.

En la regardant peindre, je suis fascinée par sa façon d'appréhender l'espace de sa toile de 9 mètres : dans l'action, face à son travail, elle n'a pas besoin de prendre du recul, comme si elle avait dans sa tête le schéma virtuel très précis de sa fresque. 
Sa main n'hésite pas sur la vaste étendue de sa toile. 
Au cours de sa performance,  je pressenfortement une consœur dyslexique. 
Quelques instants plus tard, dans la conversation, elle me confie avoir doublé le CP et le CE1...

Regardez-la peindre sur cette vidéo:

Et que penser des mots émouvants de Gustav Klimt :


"Je n'ai pas de facilité ni pour écrire ni pour peindre, encore moins si je dois m'exprimer au sujet de mon travail ou de moi-même. 
Rien que pour écrire une simple lettre, je suis saisi par la peur, comme si je sentais venir le mal de mer.
 C'est pourquoi il faudra renoncer à obtenir de moi un auto-portrait artistique ou littéraire. 
De toute façon il n'y a rien à regretter. Celui qui veut savoir quelque chose de moi en tant qu'artiste, et c'est la seule chose qui compte, n'a qu'à regarder mes tableaux avec attention et essayer de comprendre ce que je suis et ce que je veux." 
G.Klimt cité par Christian M.Nebehay, Paris, Flammarion, 1993. 


J'ajouterai pour terminer le poème de Jacques Prévert, "Le cancre". 

"Il dis non avec la tête

Mais il dit oui avec le cœur

Il dit oui à ce qu'il aime

Il dit non au professeur

Il est debout

On le questionne

Et tous les problèmes sont posés

Soudain le fou rire le prend

Et il efface tout

Les chiffres et les mots

les dates et les noms

Les phrases et les pièges

Et malgré les menaces du maître

Sous les huées des enfants prodiges

Avec des craies de couleurs

Sur le tableau noir du malheur

Il dessine le visage du bonheur."

J'avoue ne pas être très douée puisque je n'ai réussi la prouesse de ce cancre qu'en fin d'après-midi de ma vie. 
Ok ! Mais moi, ce bonheur, 
je peux le dessiner des deux mains !

            

Brigitte Biechy-Payrastre, Paris le 19 août 2018.


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